Outre les aspects militaires et politiques, ce qui se joue en ce moment en Ukraine, c’est la confrontation de deux mythes nationaux aussi incompatibles entre eux qu’il soit possible de l’être. Tentative de résumé en un #Thread.


La moitié sud de l’Ukraine, c’est ce qu’on appelait autrefois les « champs sauvages », plus connus sous le nom de Steppe Pontique, c’est-à-dire l’extrémité ouest de la Grande Steppe, la dernière étape avant la forteresse européenne.


Et la Grande Steppe, c’est tout un concept : en gros, c’est 7'000 kilomètres de prairie à perte de vue, un gigantesque couloir qui vous permet de passer de la mer du Japon aux Carpates sans rencontrer d’obstacle naturel majeur.


C’est le far-west eurasien (ou le far-east de notre point de vue), un monde de cavaliers nomades ou semi-nomades indo-européens, indo-iraniens, turco-mongols ou finno-ougriens qui se promènent là-dedans depuis des dizaines de millénaires.


Comme ils nous ont laissé peu de traces archéologiques, on a tendance à les prendre pour des semi-habiles mais c’est une grave erreur : ces gens-là ont inventé et perfectionné un paquet de choses, notamment dans le domaine des arts militaires.


Les chars de guerre à deux roues alignés à Kadech (vers 1274 av. J.-C.), armes ultimes de l’antiquité, sont un pur produit des steppes ; la domestication du cheval, la roue et la métallurgie : tout ça vient sans doute des steppes et notamment de la Pontique.


C’est-à-dire que vivre à proximité de la Grande Steppe ça peut rapidement devenir dangereux : ces tribus ont une fâcheuse tendance à former des confédérations qui se lancent à la conquête de tout ce qui peut être conquis à cheval.


Mais c’est un peu plus au nord que nous allons démarrer notre histoire ; quand, vers la fin du IXe siècle, une bande de Varègues (en gros, des viking suédois) établissent la Rus’ de Kiev entre Novgorod (act. Russie) et Kiev (act. Ukraine).


Dans les grandes lignes, le territoire de la Rus’ de Kiev couvre l’Ukraine, la Biélorussie et l’extrême ouest de la Russie actuelle ; à ceci près, vous l’aurez deviné, que le contrôle des Varègues sur le sud du bazar (la steppe) est plus théorique qu’autre chose.


Mais comme boys will be boys, surtout quand les boys sont des vikings, l’unité territoriale de la Rus’ de Kiev ne dure pas bien longtemps : dès le XIIe siècle, ce bel ensemble se morcèle en un tas de petites principautés en conflit les unes avec les autres.


Or ça, c’est pas l’idée du siècle parce que ça tombe au moment où le monde de la Steppe leur réserve une de ses meilleures surprises : la Horde d’Or de Batu Khan (le petit-fils de Gengis) commandée par le remarquable Subötaï.


Autant vous dire que ça pique un peu : toute la zone jusqu’à la Pologne et la Hongrie se retrouve rapidement sous contrôle d’une nuée de turco-mongols, notamment des tatars, et une bonne moitié de la population autochtone y passe.


C’est tout l’intérêt de l’Europe : sauf à passer très au nord (par la Pologne), nous sommes protégés par l’ensemble Balkans-Carpates (et remonter le Danube vous oblige à vous cogner la Porte de Fer — qui n’est pas nommée comme ça pour rien).


Et c’est donc logiquement à nos amis Polonais et à leurs voisins du Grand-Duché de Lituanie que va revenir l’honneur et le plaisir de nous servir de rempart et d’initier la grande opération qui consiste à faire refluer la steppe.


Ça commence vraiment en 1362, à la bataille des Eaux-Bleues, quand les Lituaniens mettent une pilé à la Horde d’Or et récupèrent la Principauté de Kiev. Progressivement, tout le nord de l’Ukraine passe sous contrôle lituano-polonais.


Le sud, en revanche, reste sous domination turco-mongole — notamment les Tatars de Crimée qui tiennent solidement la péninsule. Entre les deux, c’est toujours la steppe, une zone très peu peuplée et ouverte à tous les vents et autres invasions.


C’est-à-dire que l’Ukraine centrale devient la nouvelle frontière entre l’Europe et la Grande Steppe. C’est la signification même du mot Ukraine : c’est le « pays-frontière », l’avant-poste de la civilisation européenne, de l’Occident.


Sauf qu’une frontière ne vaut pas grand-chose si elle n’est pas solidement gardée et c’est à ce point de l’histoire que les Cosaques entrent en jeu.


On sait peu de choses des origines de ces gens-là. Ils semblent apparaitre dans les textes vers la fin du XIIIe siècle : ce sont des cavaliers nomades des steppes, sans doute turco-mongols, de solides guerriers tour à tour pillards et mercenaires.


Les Cosaques sont aussi des hommes libres — c’est sans doute la signification de leur nom. Libres parce qu’ils ne reconnaissent la suzeraineté d’aucun khan et libres, aussi, parce qu’ils semblent fonctionner de façon très largement démocratique.


Ce qui, notez-le au passage, n’est pas sans rappeler l’étymologie supposée du mot « franc » (tous les linguistes ne sont pas d’accord là-dessus), elle aussi largement à la source de notre propre mythe national français.


Or, vers la fin du XVe siècle, le pouvoir lituano-polonais va avoir une idée flambante pour protéger sa frontière (en l’occurrence la Zaporoguie, en aval des rapides du Dniepr) : proposer à nos Cosaques de s’y installer.


Ce qui, là encore, n’est pas sans rappeler la stratégie de Charles le Simple lorsqu’il confie l’embouchure de la Seine aux « normands » de Rollon, le futur Duché de Normandie, pour calmer les ardeurs des autres vikings.


C’est comme ça que nos vikings des steppes s’installent au cœur de l’Ukraine, s’y sédentarisent, se font orthodoxes et se slavisent d’autant plus qu’une particularité amusante de la société cosaque, c’est que vous pouvez vous « faire Cosaque ».


Le truc, c’est qu’ils disposent d’une certaine autonomie et que leurs mœurs démocratiques et leur mode de vie attirent comme un aimant tous ceux qui ont quelque chose à fuir — des corvées imposées par des nobles polonais, par exemple.


Bref, tout en remplissant à merveille leur job de garde-frontière en parcourant la steppe pour casser du Tatar, les Cosaques s’assimilent autant qu’il assimilent et deviennent, de facto, le peuple de l’Ukraine au sens même du mot Ukraine.


Quand les Cosaques, excédés par les excès du pouvoir lituano-polonais, commencent à ruer dans les brancards au XVIIe siècle, c’est toute la population de l’Ukraine qu’ils soulèvent. D’où l’Hetmanat cosaque (1649-1764), le premier véritable État ukrainien.


Et ça, les amis, c’est le cœur même du mythe fondateur ukrainien. L’Ukraine, c’est la terre des Cosaques ; ils ne l’ont volée à personne, ont payé le prix du sang pour vivre là et rien ni personne ne les en délogera *jamais*.


Sauf que, depuis que les régions les plus à l’est de l’ancienne Ru’s de Kiev se sont libérées du joug des khans mongols, une des principautés qui en a émergé a suivi un chemin très différent : c’est la Principauté de Vladimir-Souzdal.


La capitale, au départ, c’était Vladimir. Sauf que, les mongols l’ayant transformée en tas de cendre en 1238, les princes locaux ont jugé plus malin d’aller se loger dans un petit avant-poste perdu au milieu des forêts : Moscou.


De là, les princes locaux vont mettre plusieurs siècles à se débarrasser des Mongols, consolidant au passage leur leadership sur les principautés voisines. Dans leur esprit, ils sont les héritiers légitimes des Varègues de la Rus’ de Kiev.


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